De l’espoir et de la ferveur, souvent, de l’inquiétude et des interrogations, aussi, mais de la colère, pratiquement jamais. Depuis 2022, les rencontres citoyennes Imagine la Nièvre ! et Imagine la jeunesse ont réuni des milliers de Nivernais de tous âges et milieux sociaux, visité de long en large le département et la palette des sentiments. Mais la colère et la peur, qui ont pesé lourd en 2024 dans le résultat des élections européennes et législatives, en sont absentes. Un vide évoqué pour la première fois lors de la rencontre de Guérigny.
Transports, emploi, santé, études, jeunesse, attractivité : les thèmes récurrents abordés lors des rencontres citoyennes d’Imagine la Nièvre !, depuis 2022, rebondissaient tranquillement, en toute logique, sous la sublime et massive charpente de la salle Lafayette, dans les Forges royales de Guérigny, quand Anne-Céline a saisi au rebond la question posée par Blandine Delaporte, vice-présidente en charge du dialogue citoyen, pour livrer ce qui la taraude.
« Quelle relation souhaitez-vous entre les élus et les habitants ? », interroge l’élue en milieu de réunion. Dans l’assistance, la jeune femme de Guérigny lève la main, et prend le micro, grave et émue : « Le lien est tissé entre les élus et les habitants, mais cela ne touche pas tout le monde. Beaucoup de gens sont en colère. Regardez Guérigny : il n’y a pas de problème de délinquance, pas d’immigration, la ville est classée à gauche. Et pourtant, aux dernières législatives, le RN a fait 56 % ici. 56 %… Je ne m’explique pas pourquoi. » Un regard circulaire sur la centaine de personnes réunies dans la vaste salle : « Les gens qui sont en colère ne sont pas là ce soir. Ce sont toujours les mêmes qui viennent, qui se bougent. »
Président du club de basket local, Philippe esquisse une réponse : « Au niveau de nos associations, tout ce qu’on peut faire, c’est écouter, entendre, et répondre si on en a les moyens. Mais la colère s’exprime partout, elle est nationale. Pour répondre aux attentes, il faut déjà écouter. » Étudiante, Maëlle se lève à son tour pour suggérer une explication : « Les gens qui ne viennent pas ne se sentent pas légitimes pour donner leur avis. Souvent, c’est parce qu’ils n’ont pas été écoutés dans leur enfance. Il faut casser ce sentiment d’illégitimité. Pourquoi ne pas créer une petite équipe pour aller rencontrer les citoyens ? Tout le monde doit pouvoir donner son avis. »
Sans filtre ni tabou, la parole est ouverte dans les réunions citoyennes lancées depuis 2022, à l’initiative de Fabien Bazin, élu président du Conseil départemental quelques mois plus tôt, précisément pour donner corps à un débat que la crise sanitaire avait annihilé lors des élections départementales, marquées par une abstention record. L’envie – le besoin – de parler se libère, depuis, au fil de chaque rencontre, où les élus sont volontairement cantonnés à un rôle d’observateurs, et d’auditeurs, pour mieux laisser les habitants s’exprimer. Ainsi Océane, animatrice au centre social local : « J’ai la chance d’avoir fait mes études dans la Nièvre. Si j’avais eu l’occasion de partir, je ne suis pas sûre que je serais revenue. Quand on part, on voit parfois plus grand, on a accès à plus de choses, à des concerts par exemple. Je trouve qu’on est bien dans la Nièvre, mais les transports ne sont pas évidents, on est loin de tout : il faut quand même trois heures pour aller à Dijon, alors qu’il en faut seulement deux pour aller à Paris. Pourtant, la Nièvre a du potentiel, avec les monuments, la nature, les étangs, les Forges royales, le musée de la Mine à La Machine. Mais tout le monde n’est pas forcément au courant, même dans le département. »
Ancienne cadre de santé, Isabelle pointe à son tour le problème lancinant des déplacements : « Comment font les jeunes pour se déplacer ou se loger quand ils partent en stage ? Aller à Corbigny, par exemple, quand vous habitez à Guérigny, ça n’est pas simple. Il y a sûrement quelque chose à mettre en place pour mieux rayonner dans le département. Du covoiturage ? Des minibus ? »
Président du comité des fêtes de Prémery, Michel, « accroché à la Nièvre », suggère de remplacer les grands cars par des véhicules plus agiles : « Au lieu d’avoir un bus avec une personne qui fait Nevers-Varzy, est-ce que ça ne serait pas judicieux d’avoir des navettes plus petites et plus fréquentes, qui prendraient le chemin des écoliers ? » Dans l’assistance, les têtes opinent, un peu plus fort quand son « coeur nivernais » s’enflamme : « On a une forêt magnifique, on pourrait développer le tourisme, et elle ne sert que pour la production du bois et pour la chasse. Si on se met en valeur, ça va attirer les gens chez nous. Mais ça, se mettre en valeur, on ne sait pas faire. Il faut se secouer les prunes. »
Sous ses traits juvéniles, Lucas révèle une maturité déjà étonnante, et un diagnostic aiguisé de pratiquant avisé des sciences politiques : « Beaucoup de gens recherchent la vie tranquille, rurale, que nous avons dans la Nièvre. C’est pour cela que nous devons croire en nous. Mais nous ne sommes pas vus comme des citoyens égaux à ceux des grandes villes. Pourtant, la ruralité fait partie de l’histoire de France, et selon la promesse républicaine, tous les habitants sont égaux et fraternels. »
Le coup de canif dans l’égalité des chances, Chloé le voit lors de ses stages à l’hôpital de Nevers. La future sage-femme, étudiante en 3e année à Dijon, raconte « la réalité du métier » dans un département où les « petites » maternités ont fermé à Clamecy, Decize et Cosne : « Quand il faut une heure trente de route pour venir au centre hospitalier, c’est dangereux, parce que l’accouchement peut se produire en plein milieu de la campagne. Il y a le risque hémorragique pour la mère, les soins à apporter aux nouveaux-nés. Une femme a dû accoucher dans sa baignoire ; elle était à 40 minutes de Nevers. »