Mères au bord de la crise de nerfs, huit Nivernaises ont été épaulées par les travailleurs sociaux du Conseil départemental au cours d’un accompagnement éducatif à domicile. Un parcours long, douloureux, pétri de peur et de culpabilité, qu’elles ont vécu ensemble grâce à un atelier collectif sans précédent, « Maman sauve-toi », initié et animé par une assistante socio-éducative du Département. Le groupe de parole et d’amitié a témoigné de cette expérience, mais aussi de ses attentes sur l’action des services sociaux, devant une cinquantaine de professionnels, à l’Eden Cinéma de Cosne-sur-Loire. Un face-à-face intense, puissant et émouvant.
La boîte de Haribo ne survit pas à la séance. Aline, Leslie, Harmony, Xavière et leurs amies du groupe « Maman sauve-toi » piochent dans les friandises posées sur la table, pour se rassurer et se donner du cœur au témoignage, à la mise à nu de leurs tourments, passés ou présents, de mères. Elles sont sept, serrées comme des oiseaux sur une branche, assises sur la scène de la grande salle de l’Eden Cinéma, en compagnie de l’éducateur Arthur Damerval, qui anime, questionne, plaisante quand l’émotion pèse.
Drôle de décor pour une rencontre avec les travailleurs sociaux du Conseil départemental, la vice-présidente en charge de l’enfance, Michèle Dardant, les directrices de service : « Ce sont elles qui l’ont voulu », sourit Thérèse Pires, l’assistante socio-éducative qui a impulsé et animé « Maman sauve-toi », une initiative innovante (voir encadré) basée sur le concept de « pair-aidance ». Une fois n’est pas coutume, ce sont les professionnels qui sont en position d’écoute, de spectateurs de cette polyphonie chorale, bouillonnante, naturelle et franche. Pendant plus d’une heure, la parole circule de la scène à la salle, en équilibre entre rires et larmes rentrées, joies et souffrances, espoirs et peurs.
Au cœur de cette rencontre, c’est l’action des services sociaux que racontent celles qui l’ont vécue. Mal, souvent, au début, quand le premier contact est une « information préoccupante », un signalement né d’une dénonciation, anonyme ou non, et qui enclenche la machine. La lettre, abrupte convocation à un entretien quelques semaines plus tard, « c’est une montagne qui vous tombe sur la tête », explique Aline, dont le besoin puissant de parler se passe de micro. « La première chose que j’ai pensée, en la lisant, c’est qu’on allait me retirer mes enfants », ajoute Xavière, de sa voix douce et rauque. « Jusqu’au jour de l’entretien, c’était la torture. »
" Comme un bloc qui vient sur nous "
Services sociaux : les deux mots font peur. À plus forte raison quand ils sont associés à ceux d’« information préoccupante ». Ils font peur, et mal. « On a toutes le complexe de la bonne maman », explique Leslie. « On se sent toujours moins bien que les autres. Alors, quand on se fait dénoncer, on se voit avec le visage de la mauvaise maman. » Le sentiment d’être jugée, à la sortie de l’école, dans le regard des autres parents, des instits, des ATSEM, le poids de la honte et de la culpabilité, souvent amplifié par le père des enfants, sont des fardeaux que l’intervention des services sociaux n’allège pas, dans un premier temps : « On a porté nos enfants à bout de bras, on a lutté pour s’en sortir, avant tout ça », souffle Harmony. « Le père de mes enfants m’a dit : « si tu me quittes, je vais appeler les services sociaux et ils vont t’enlever tes gosses. » En fait, au début, vous représentez une punition qu’on n’a pas forcément méritée. Vous nous donnez des objectifs, qu’on se prend en pleine face, comme un bloc qui vient sur nous. »
Aline ajoute : « J’étais au bout de ma vie, j’avais envie de me suicider, j’étais en pleine paranoïa. » De la patience, de la douceur, de la bienveillance, les éducateurs (éducatrices, dans leur immense majorité) doivent en déployer des trésors pour effacer la méfiance des premiers contacts, mais aussi pour mettre un baume sur des souffrances qui remontent souvent à la vie d’avant la maternité : « Je n’ai pas eu d’enfance, j’ai été maltraitée. Et cela a continué avec mon conjoint », confie l’une. « J’ai été maltraitée pendant dix ans, jugée plus bas que terre », ajoute une autre. « Le père de mes enfants me disait sans cesse que j’étais une mauvaise mère », souffle une troisième.
Sur ce chemin épineux de douleurs anciennes et de plaies vives, les travailleurs sociaux sont invités à avancer délicatement : « La patience, c’est ce que je conseille. Il faut du temps pour avoir un peu de confiance en la personne qui est en face de nous. Après, ça se passe mieux », détaille Aline. Leslie ajoute : « Au début, j’ai beaucoup pleuré. Je ne suis pas une mauvaise maman. Il faut avoir des mouchoirs dès le premier rendez-vous. En fait, à chaque rendez-vous, la boîte de mouchoirs est indispensable. Parce que c’est difficile de ne pas pleurer. »
Les fruits de l'accompagnement
L’accompagnement éducatif à domicile, mené par les travailleurs sociaux du Département, porte ses fruits, même si rien n’est acquis : « Une éducatrice m’a aidée à reprendre confiance en moi », explique Leslie. Xavière abonde, fièrement : « On m’a expliqué que je n’étais pas qu’une maman, que j’étais aussi une femme, alors je prends soin de moi, et mes filles aiment ça. » Tout ne se fait pas sans douleur, comme le reconnaît Harmony : « On voudrait que ça se termine vite, on a l’impression de ne plus avoir de vie. Parfois on ment pour être tranquille. » Aline abonde : « Ou parce qu’on se sent un peu inférieure, diminuée. On trouve qu’on n’est pas normale, mais en fait on ne sait plus ce qu’est la normalité. On a peur, on a honte, c’est pour ça qu’on ment. »
Ni vindicative ni aigre, la parole rebondit sans temps mort, franche et digne, parfois joyeuse, sur la scène de l’Eden. Les mères se livrent en confiance, expriment leur ressenti sans ressentiment : « Il faudrait avoir un éducateur d’astreinte le week-end, parce que c’est souvent à ce moment que les crises arrivent. » Explosion de colère des enfants, fugue, vol de la carte bleue… Les « crises » évoquées sont rudes : « On aurait besoin d’un appui en cas d’urgence, pour nous rationaliser nous apaiser. Parce que dans ces moments-là, on n’est pas capable d’avoir du recul. En fait, la crise, c’est plus souvent le soir ou le week-end, quand vous n’êtes pas là. »
Dans ces bouffées de surtension, mais aussi au quotidien de ces mamans souvent seules, le groupe « Maman sauve-toi » s’est imposé comme un secours précieux : « On s’est marrainées », sourit Leslie. « On a trouvé du soutien entre nous. En fait, si vous voulez éviter de payer des éducateurs les soirs et les week-ends, il faut créer d’autres groupes comme le nôtre. » La dynamique de l’atelier collectif s’est prolongée en de solides liens d’amitié, matérialisés dans un groupe Whatsapp et des moments de retrouvailles, des repas. Une force collective pour absorber les chocs résiduels et amortir les fragilités passagères.
La rencontre s’achève, le public applaudit, les discussions se prolongent, naturellement, autour d’un verre de l’amitié, dans le hall du cinéma et sur le parvis. Les visages des « Maman sauve-toi » rayonnent, les yeux brillent, fiers et soulagés, une douce euphorie plane, entre sourires et fous rires nerveux. La boîte de Haribo est vide.