« Le bébé est une personne », clamait un documentaire de Bernard Martino en 1984. Trente-huit ans plus tard, le 1er décembre, lors d’une conférence au CinéMazarin, la psychanalyste Sophie Marinopoulos a ajouté que « le bébé est un citoyen » dans la construction duquel l’éveil culturel joue un rôle crucial. Un credo répété et travaillé en ateliers avec les professionnels de la petite enfance au cours de cette journée organisée par les services du Conseil départemental.
Être biberonné d’histoires, de contes, de chants, de danses et d’activités artistiques est bon pour la santé psychique – la santé tout court. Une évidence à tous les âges de la vie, mais qui mérite d’être rappelée avec force pour le tout premier d’entre eux, celui qui mène de la naissance aux 3 ans. Devant plus de 200 personnes, jeudi 1er décembre au CinéMazarin, la psychanalyste Sophie Marinopoulos a proposé une passionnante réflexion autour de « l’éveil culturel du jeune enfant », à l’invitation du Conseil départemental et de l’association régionale Artis.
« Qu’est-ce que le bébé humain ? De quoi a-t-il besoin ? Quel genre de mammifère sommes-nous ? », pose-t-elle en préambule. « Le premier besoin d’un bébé, c’est d’être en relation. La santé de nos liens est centrale. Donner un biberon ne suffit pas ; quand on s’occupe d’un bébé mécaniquement, par exemple en cas de dépression maternelle ou de carence affective, le bébé est nourri, mais à l’intérieur quelque chose s’effondre. Un enfant, c’est un corps en relation, et c’est le lien culturel qui nourrit l’enfant. C’est pour cela que l’éveil culturel est une nourriture essentielle, il ne s’agit pas seulement d’occuper un enfant qui s’ennuie. »
« Une présence incroyable qui nous échappe »
Foisonnante, la conférence a captivé l’auditoire, donnant à chacun matière à cogiter et à débattre pour quelques soirées d’hiver. « On a longtemps pensé que le bébé était passif, qu’il était un simple tube digestif. C’était la pensée des années 50, mais j’ai l’impression que nous sommes dans un mouvement de balancier pas très rassurant, où l’on s’occupe du corps organe, du poids, de la taille, du périmètre crânien, mais où l’enfant global est en retrait », relève Sophie Marinopoulos, qui voit en bébé « un petit citoyen à part entière, très tôt réceptif des signaux de communication » : « Il entend, il écoute, et il en fait quelque chose. Il repère les régularités, il est capable d’anticiper, il a une présence incroyable qui nous échappe. Petit enfant, ce n’est pas petite acquisition. »
Face à ces grands yeux qui boivent le monde en silence, les parents se débattent avec leurs doutes, leurs peurs, leur propre histoire, plus ou moins carencée, plus ou moins douloureuse, qui leur revient en miroir. Écrasante, la charge parentale est traitée avec bienveillance par la psychanalyste, qui a souvent vu s’échouer dans son cabinet des pères et mères en panique : « On ne naît pas parent. L’instinct maternel n’existe pas. Être parent, c’est une rencontre avec bébé, plus ou moins fluide ; il y a un ajustement à avoir, il faut s’accorder. Il y a le bébé rêvé, et le bébé réel, il peut y avoir un petit décalage, une petite déception. Et ça peut être un bouleversement, s’il y a une maladie, un handicap, ou si cela entraîne des remaniements psychiques. Et c’est pour ça qu’on est là, pour prendre soin du parent, le comprendre. »
Ouvrant la focale sur la société, Sophie Marinopoulos pointe les ravages de « l’accélération du temps », sur tous les individus, enfants, ados, adultes, vieux, et sur la relation parent-enfant, victime collatérale. Illustration avec le matin chronométré, et le temps précieux des retrouvailles, massacré : « En quelques minutes, le bébé est réveillé, changé, habillé, il a pris son biberon, et on l’emmène chez tata (la nounou, NDLR). Pourtant, un bébé qui va se coucher ne sait pas s’il va retrouver le matin celui qui l’a couché la veille. D’où l’importance des retrouvailles, de prendre le temps. C’est une nourriture psychique, aussi importante que le sommeil et le biberon C’est un enjeu de société : les parents se perdent de vue avec leur enfant, ils ne se comprennent pas, parce qu’il n’y a pas assez de temps partagé. Mais c’est pareil pour les adultes, les relations dans le couple, avec les amis. »
« Les parents ne savent pas où cliquer sur leur enfant »
Inévitable, le chapitre des écrans est abordé, avec humour : « Nous devons nous éduquer nous-mêmes avec l’écran avant d’éduquer les enfants avec l’écran. » Sourires dans la salle, où les smartphones ne quittent pas nombre de girons et mains, plus ou moins discrètement : « Nous sommes dans une société pressée qui ne supporte pas la frustration. Les parents ne savent pas où cliquer sur leur enfant, cela met une tension. »
Remède à cette frénésie hallucinée, la culture est promesse de « ralentissement », de temps suspendu, qu’il faut éloigner de « l’injonction de la compétence, de la performance et de la capacité », autre mal contemporain : « L’éveil culturel, c’est une attention sans intention. Ce n’est pas pour rendre les enfants performants, en faire de grands musiciens par exemple, c’est juste les nourrir et s’inscrire dans un devenir enviable. Nous sommes dans une crise de la sensibilité, alors il faut une primo-éducation au sensible, qui rend l’enfant empathique, citoyen du monde. »
Après une analyse fascinante du « caché-coucou » et de « cache-cache », jeux apparemment anodins dans lesquels le bébé découvre que ce qu’il ne voit plus n’a pas définitivement disparu – révélation fondamentale lui ouvrant ainsi la voie de l’autonomie et de la liberté –, Sophie Marinopoulos conclut : « Quand on prend soin des bébés et de leurs parents, on prend soin de la société. »
Lire, un plaisir fondamental
Second volet d’une riche journée, la conférence a fait pousser la pensée sur le fertile terreau des ateliers du matin, organisés au Conservatoire de Nevers : « Pourquoi lire aux bébés ? », « Mener une activité d’éveil musical en petite enfance » et « Raconte-tapis » ont fait le plein, lors des deux séances, rassemblant des professionnels de la petite enfance, de la santé et de la culture du Conseil départemental, de centres sociaux et de communes.
Les bibliothécaires de la Bibliothèque départementale de la Nièvre, Catherine Battistutto et Marie-Sophie Briot, ont raconté la genèse de la littérature dédiée aux 0-3 ans, qui s’est développée à partir des années 1960, et l’importance de la lecture : « Elle apporte le langage, la motricité, la complicité, l’imagination et la musicalité », souligne Catherine Battistutto. Et de rappeler que les mots choisis par les auteurs doivent être scrupuleusement respectés : « C’est une littérature adressée. Les mots sont vérifiés, ce sont les bons. Changer des mots, c’est aussi perdre la musicalité de la phrase. Il faut faire confiance aux auteurs. » Et à la capacité des enfants à distinguer la fiction du réel.
En l’occurrence, comme l’ont montré les échanges avec plusieurs participants, ce sont les adultes qui projettent sur la littérature leurs propres peurs, leurs propres non-dits. L’une confie ainsi avoir été embarrassée par le mot « morte » dans une histoire : « Il faut lire des livres que l’on apprécie soi-même, avec lesquels on se sent à l’aise. Si l’évocation de la mort vous gêne, ne lisez pas ce livre. Si vous n’aimez pas, ne lisez pas. Moi, par exemple, je ne lis pas trop L’Âne Trotro, ça m’ennuie, je trouve qu’il n’y a rien derrière. »
La lecture qui se répète cinq, dix ou vingt fois fait elle aussi partie du jeu : « La relecture entre dans l’histoire, la mémoire fait son travail, cela facilite les apprentissages, comme celui des récitations. Lire le même livre, cela rassure les enfants, c’est associé à un bon moment. » Le rituel est le même avec les chansons pour enfants, dont Arielle Dervieu (professeure d’éveil musical et membre de RESO Nièvre) a détaillé les vertus en matière de construction cognitive et sociale, de mémorisation et de motricité, dans un atelier joyeusement participatif.
Enfin, le conteur Éric Hammam a présenté le « raconte-tapis », tapis de lecture associé à une histoire, dont les décors et les personnages sont réels pour les enfants. Un « pont entre l’enfant et le livre » de plus en plus populaire, tant il donne (ou redonne) le goût de la lecture aux enfants de tous âges : « Les raconte-tapis sont présents dans 80 % des Bibliothèques départementales de France », précise l’intervenant. « Ils ont beaucoup de succès car ils proposent une approche ludique du livre. » Dans la Nièvre, la Bibliothèque départementale en met plusieurs exemplaires à disposition des bibliothèques communales et des relais d’assistantes maternelles (RAM).